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Décembre 2023

À la table d’Émile Loubet

Les fêtes de fin d'année approchent et vous manquez d'inspiration culinaire ? Pas de panique, nous vous avons concocté un article aux petits oignons ! Découvrez le dîner offert à l'Élysée par Émile Loubet au roi d'Espagne, à l'occasion de sa venue en 1905.


Alphonse XIII en visite officielle


La série J se compose à la fois de fonds d'origine privée, plus ou moins volumineux, et de pièces isolées, dont l'origine nous est souvent inconnue pour les plus anciennes. Nous ignorons ainsi la provenance du J 334, un menu présidentiel du début du XXᵉ siècle. Mais on imagine que le donateur, collectionneur ou proche d'Émile Loubet, a voulu offrir à la Drôme un bel objet lié à cet homme qui a marqué la vie politique du département et du pays.


Fort de ses multiples mandats d'élu local et national, ainsi que de quelques années passées au Gouvernement, Émile Loubet accède à la présidence de la République en 1899¹. De son septennat, on peut rappeler la grâce d’Alfred Dreyfus, la loi sur la séparation de l'Église et de l'État ou encore celle sur les associations. Sur la scène internationale, il s'attache à renforcer les relations de la France avec ses voisins européens et à étendre la domination coloniale du pays.


C'est dans ce double dessein qu'il accueille le roi d'Espagne, Alphonse XIII, du 30 mai au 5 juin 1905. Cette rencontre doit permettre un accord sur le partage des zones d'influence française et espagnole au Maroc, à un moment où la situation avec la Prusse est particulièrement tendue à ce propos. Notons que le 31 mai, les deux hommes réchappent d'un attentat attribué à des anarchistes espagnols.

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Mais sortons du contexte politique et intéressons-nous de plus près à la réception du 30 mai.


Régaler pour mieux régner


Les dîners d'État deviennent une affaire sérieuse sous la IIIe République, et plus encore au pays de la gastronomie. Véritables outils diplomatiques, ils doivent à la fois impressionner et honorer les convives. Le journal Le Gaulois décrit dans les moindres détails la soirée réservée à Alphonse XIII. Cent six invités se retrouvent à la salle des fêtes de l'Élysée, dans un décor faste et fleuri. L'entièreté du menu y est rapportée, preuve de son importance. Il est très classique pour l'époque. 

Sous le monogramme doré d’Émile Loubet, sont listés dix-sept plats, dont : une entrée froide (melon glacé au porto), deux potages (crème d'écrevisse Nantua et consommé à l'ancienne), du poisson (turbotin à la royale), trois viandes en sauce (mignonnettes d'agneau châtelaine, suprêmes de gélinottes à la Cumberland, poulardes de Bresse à la gelée d'estragon), un rôt (dindonneau truffé). C'est un régime alimentaire très carnassier, avec peu de légumes et sans fromage. Entre les plats, des sorbets alcoolisés viennent restaurer l'appétit (punch à la romaine, spoom au cherry brandy).


Les noms des plats, dont on imagine difficilement le rendu, font référence à des lieux ou personnalités, souvent liés à la France : la salade est gauloise, la timbale de fruits à la parisienne, les petits pois à la française... Quant aux biscuits glacés à la d'Estrée, ils rappellent la maîtresse d'Henri IV. Les consonances russes étaient également appréciées de la gastronomie : le foie gras à la Souwaroff est un hommage à Alexandre Souvaroff, général russe du siècle précédent.


À partir des années 1920, le nombre de plats servis lors des dîners d'État ne cessent de diminuer, tandis que le fromage et le dessert acquièrent une place de choix. Quant aux vins et au programme musical, ils n’accompagnaient pas systématiquement le menu.


Après avoir évoqué le menu en tant que liste de plats, intéressons-nous maintenant au menu objet d’esthétisme et de promesses gustatives.


Le menu, objets d'apparat


Le menu n’a pas toujours été un accessoire destiné aux convives ou aux clients. Jusqu’au XIXᵉ siècle, il était une sorte d'aide-mémoire pour le personnel en cuisine. Mais le service à la française (qui consiste à disposer tous les plats simultanément à table) étant progressivement remplacé par le service à la russe (dans lequel l'assiette est servie déjà dressée), il devient préférable de connaître à l’avance le repas, afin de ménager son appétit selon ses préférences. C'est à ce moment-là que l'usage du menu se développe.


Très vite, l’aspect du menu va autant compter que son contenu. Un menu agréable à l’œil inspire l’excellence et éveille l’appétit. Des artistes de renom sont sollicités pour en réaliser le décor. En même temps qu’il devient un support artistique, le menu se transforme en outil de communication au service d’entreprises en tout genre : il existe pléthore de menus illustrés, estampillés au nom de la société, avec un espace vierge réservé aux plats.

Menu vierge imprimé par Suchard (vers 1901)
Bibliothèque municipale de Dijon, M II 725

Ce phénomène de société s’empare aussi de l’Élysée. Sous la IIIᵉ République, et en particulier sous la présidence de Félix Faure et Émile Loubet, les menus sont richement décorés. On peut même parler de la Belle Époque comme l’âge d’or du menu présidentiel. L’Art nouveau est alors à son apogée, comme l’illustre parfaitement le menu que nous avons ici.


La page de garde symbolise, à travers une composition allégorique, la rencontre entre l’Espagne et la France. On doit le dessin à Eugène Morand, figure de proue des arts décoratifs français², et la gravure à Édouard Dewambez³.  

Dans un monument à l’architecture classique représentant le palais de l’Élysée, les armes de la royauté espagnole dominent, entourées de chaque côté par un médaillon où sont inscrites les initiales EL (Émile Loubet) » et RF (République française). Plus imposante encore, une médaille dorée fait ressortir en relief une Athéna casquée et surmontée d’un coq, symbole de la République française. De part et d’autre, deux femmes drapées, sont aussi personnifications des deux nations. Ces représentations féminines dans un environnement floral sont typiques de l’Art nouveau.

La célébration de cette rencontre se retrouve sur la couverture en soie blanche, reliée par deux nœuds papillons aux couleurs de l’Espagne et de la France.



Loin d’être une simple énumération de plats, le menu apparaît comme un témoin de son temps, un souvenir d’événements festifs, politiques ou de la vie quotidienne. Il constitue dès lors une source précieuse pour l’historien de la gastronomie, des pratiques alimentaires et même de l’art.

¹ Conseiller municipal de Grignan (1868-1870), conseiller général de Marsanne (1870), maire de Montélimar (1870-1899), conseiller général de Grignan (1871-1883), député de la Drôme (1876-1885), président du conseil général de la Drôme (1880), sénateur de la Drôme (1885-1899), conseiller général de Montélimar (1886-1898), ministre des Travaux publics (1887-1888), ministre de l'Intérieur (1892-1893), président du Conseil des ministres (1892), président du Sénat (1896-1899), président de la République (1899-1906). À la fin de son mandat présidentiel, il se retire de la vie politique dans la Drôme.

² Dramaturge et peintre, admirateur des préraphaélites, Eugène Morand fut aussi conservateur du Dépôt des marbres (1902-1908) et directeur de l’École nationale des arts décoratifs (1908-1925).

³ Entreprise française de gravure depuis 1826, la Maison Devambez prit ce nom en 1873, lors de son rachat par Édouard Devambez (1844-1923). Véritable artiste, celui-ci reçut de nombreuses récompenses aux Expositions universelles et devint le graveur de plusieurs personnalités et événements politiques. En 1908, il se lança également dans l’édition de livres d’arts.

Sources


Archives


Archives nationales


473 AP − Fonds Émile Loubet et famille alliée de Soubeyran de Saint-Prix, inventaire téléchargeable ici.


Archives départementales de la Drôme


20 Fi – Fonds de la famille Loubet, photos numérisées accessibles ici.


Bibliographie


Patrick Rambourg, Le menu du Moyen Âge au XXe siècle : témoin de l’histoire et de la gastronomie, Bibliothèque municipale de Dijon, 2012, téléchargeable ici.


Les Menus de l'Histoire, l'Histoire des Menus : site Internet consacré au sujet.


À la table du Président. Un siècle de menus, exposition de la Bibliothèque patrimoniale et d'étude de Dijon, 9 octobre 2018-5 janvier 2019, accessible ici

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