Décembre 2022
La laine fraîche du mérinos
L’hiver, saison des fondues entre amis, des lectures au coin du feu, des descentes en ski mais aussi... des pulls. Si vous êtes particulièrement frileux, la laine de mérinos sera votre meilleure alliée en cette période. Mais saviez-vous que cet ovin, si apprécié pour sa laine, n’a pas toujours brouté les verts pâturages de France ? Retraçons l’histoire de leur introduction à travers l’exemple drômois.
L’arrivée des mérinos dans la Drôme
Le 10 thermidor an XI (29 juillet 1803), monsieur Brosset, propriétaire à La Roche-du-Glun, rapporte au préfet de la Drôme ses observations sur les mérinos, récemment acquis avec le citoyen Blachette fils. Dans sa lettre, on apprend que le Gouvernement leur a livré, le 26 prairial an IX (15 juin 1801), un bélier et une brebis et, à la fin de l’année suivante, 18 brebis et deux béliers. De cette deuxième livraison, quelques bêtes n’ont pas passé l’hiver. Une perte causée, d’après Brosset, par « la grande fatigue que ces bêtes essuïerent en venant d’Espagne ».
À partir de ces mérinos, Brosset procède à des croisements avec les brebis du pays, obtenant ainsi des « métis ». Il se réjouit que leur toison soit « d’une amélioration étonnante ». Mais il constate aussi que les moutons d’Espagne se nourrissent beaucoup et d’une herbe particulière. Or la qualité et la quantité de la laine semblent dépendantes de l’alimentation. Il faut donc y accorder un grand soin.
Pour rendre compte de ses propos, Brosset a joint à sa lettre trois échantillons de laine, prélevés sur un mérinos, un métis et une brebis du pays. Est-ce parce que du temps a passé ou bien parce que nous n’avons pas un toucher expert, en tout cas difficile de juger lequel des trois est le plus doux ! On remarque néanmoins que le mérinos et le métis sont plus fins et resserrés.
Le maire de Dieulefit, Jean Étienne Morin, a également envoyé un échantillon de mérinos, nouvellement lavé, au préfet Descorches. Celui-ci le félicite vivement pour son succès et la « grande beauté » de sa laine, dans une lettre du 4 floréal an XII (24 avril 1804)¹. D’autres propriétaires de mérinos ont également envoyé leurs rapports concernant l’acclimatation de leur troupeau et témoignent de leur satisfaction. Ils répondaient ainsi à une sollicitation qu’avait faite le préfet en juillet 1803.
¹ Noter l’importance de la famille Morin à Dieulefit, négociants et fabricants de draps, élus au niveau local et national (voir fonds 30 J et 236 J).
Mais pourquoi tant d’engouement et de curiosité animent-t-ils notre haut fonctionnaire ? En réalité, Descorches ne fait que servir l’ambition de l’Empereur, qui souhaite dominer l’industrie manufacturière en Europe.
Un animal convoité par l’État
Pour être le premier pays exportateur de laine et de textile, encore faut-il produire de la qualité. Or les moutons en France ne donnaient jusque-là que de la laine grossière. L’amélioration de cette matière première capitale va devenir une préoccupation centrale des élites. Déjà au XVIIIᵉ siècle, la laine surfine et abondante des mérinos, bêtes jalousement gardées par la Couronne espagnole, avait attiré l’attention des agronomes et politiques, désireux de donner à la France tout son lustre agricole.
Louis XVI, profitant de ses liens de parenté avec le roi d’Espagne, Charles III, fait venir 380 mérinos en 1786. Il les installe dans son domaine de Rambouillet, qui devient dès lors la première bergerie nationale. L’enthousiasme ne faiblit pas au moment de la Révolution : signé en 1795, le traité de Bâle prévoit une clause secrète dans laquelle l’Espagne autorise l’exportation de 4000 brebis et 1000 béliers en France.
À l’automne 1800, le ministre de l’Intérieur lance enfin l’opération. Il demande à François-Hilaire Gilbert, professeur à l’école vétérinaire d’Alfort, de conduire le troupeau jusqu’à la bergerie nationale de Perpignan. Tandis que certaines bêtes sont réservées à des expériences d’acclimatation par la commission d’agriculture, les autres sont distribués à divers souscripteurs dans plus de vingt départements.
Dans la Drôme, ils sont neufs à avoir souscrit, riches négociants ou propriétaires, tous membres de la Société d’agriculture. Parmi eux, Brosset, Blachette et Morin. Ils doivent se partager les 10 béliers et 21 brebis, qui arrivent à Valence le 2 floréal en IX (22 avril 1801).
Le succès est tel que d’autres importations et des campagnes de souscription ont lieu les années suivantes. Des ventes annuelles sont organisées dans les bergeries impériales. Pour accélérer la « mérénisation » des cheptels, Napoléon annonce en 1811 la création de 60 dépôts de béliers mérinos. Ce projet est finalement avorté.
Avec l’expansion coloniale du XIXᵉ siècle, l’esprit d’entreprise des migrants désireux de faire fortune dans les pays d’Outre-Atlantique et de l’hémisphère sud, la vieille Europe rivalise difficilement dans la compétition lainière. La France garde néanmoins sa réputation d’excellence agronomique et vétérinaire : la Bergerie de Rambouillet demeure aujourd’hui un laboratoire de recherches et d’innovations agronomiques, ainsi qu’un lieu de formation prisé pour les futurs bergers.
Bibliographie
Alexandre-Henri Tessier, Histoire de l'introduction et de la propagation des mérinos en France : ouvrage posthume, Paris, Imprimerie de L. Bouchard-Huzard, 1839, en ligne sur Gallica.
Fernand Evrard, « Le commerce de laines d'Espagne sous le Premier Empire », dans Revue d’histoire moderne, Paris, Société d’histoire moderne, t. 12, n° 28, juillet-août 1937, p. 197-226, en ligne sur Persée.
Françoise Picard-Bonnaud, Note historique sur François Hilaire Gilbert (1757-1800), Bulletin de l’Académie vétérinaire de France, t. 62, n°2, 1989, p. 169-178, en ligne sur Persée.
La guerre des moutons : le mérinos à la conquête du monde, 1786-2021, Catalogue d’exposition, Paris, Archives nationales, Hôtel de Soubise, du 15 décembre 2021 au 18 avril 2022.
Autres archives
7 M 217 Bergerie nationale de mérinos. - Établissement dans la Drôme, recherche de domaines (an IX-an XIV).
7 M 219 Ventes de béliers mérinos et de laine (an IX-1816).
7 M 220 Dépôts du gouvernement de béliers mérinos (1811-1815).
7 M 221 Dépôt de béliers mérinos de la bergerie impériale d'Arles chez M. Armand, propriétaire à Clavel, commune d'Étoile (1811-1813).
7 M 222 Suppression du dépôt et distribution des mérinos à des propriétaires (1814-1816).