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Avril 2022

Les livres de raison de M. de Murat

Si les catholiques évitent le chocolat pendant le Carême, il n’en fut pas toujours ainsi. Ramenées d’Amérique au XVIᵉ siècle, les fèves de cacao, alors privilèges des plus riches, étaient originellement préparées en boisson chaude. Si bien qu’en 1662, l’Église considéra le chocolat comme aliment maigre et, à ce titre, consommable lors du Carême¹. Aussi n’est-il pas surprenant que M. de Murat écrive dans son livre de raison qu’il a dépensé 7 livres tournois pour du chocolat le 15 mars 1729. Mais l’intérêt de ce registre va bien au-delà de cette anecdote.

Un document « for » intéressant


L’apparition du livre de raison date de la fin du Moyen Âge. Son usage se développe en Europe, grâce notamment au progrès de l’alphabétisation. On en trouve encore à la veille de la Première Guerre mondiale.


Mais à quoi servait-il ? Les historiens reprennent régulièrement la définition qu’en donne au XVIIᵉ siècle Antoine de Furetière : « livre dans lequel un bon mesnager, ou un Marchand escrit tout ce qu'il reçoit & despense, pour se rendre compte & raison à luy-même de toutes ses affaires² ». Autrement dit, il s’agit d’un livre de comptes. Cette définition demeure pourtant incomplète. Outre la comptabilité domestique, le scripteur note parfois, sans effusion, des évènements familiaux, tels que les naissances, ou des actualités locales qu’il estime devoir transmettre aux générations futures. Ainsi, le livre de raison est « un vecteur essentiel du patrimoine mémoriel de la famille³ ». À partir des années 1760-1800, il tend à se transformer en « ego-document », un registre dans lequel on s’épanche un peu plus sur sa vie et ses sentiments.


À ce titre, le livre de raison fait partie des écrits du for privé, sources auxquelles les érudits locaux se sont intéressés dès la fin du XIXᵉ siècle, puis les universitaires dans les années 1970 jusqu’à nos jours. Il permet d’observer la manière de vivre de certaines catégories sociales (marchands, officiers du roi, nobles de province, propriétaires ou clercs) ; d’appréhender leurs habitudes alimentaires, vestimentaires ou hygiéniques ; de détailler l’ameublement de leur logis et le contenu de leur bibliothèque ; d’étudier les pratiques religieuses ; d’entrevoir les relations familiales et sociales ; d’analyser l’évolution de la langue, etc. Autant d’aspects qui interpellent à la fois l’historien, le sociologue et le linguiste.

Monsieur de Murat rend ses comptes


Lire des centaines de pages dédiées aux dépenses du quotidien peut sembler au premier abord indigeste. Et pourtant, ces données brutes s’avèrent passionnantes pour qui se donne la peine de les approfondir. Les livres de raison rédigés par M. de Murat nous ouvrent ainsi la porte de la société parlementaire provinciale du XVIIIᵉ siècle.


Claude de Murat de Lestang est né en 1698 à Grenoble⁴, et mort en 1766 à Lens-Lestang⁵. Comme son père, il était conseiller du Roi en ses conseils et président à mortier au parlement du Dauphiné⁶. Il a 18 ans en 1716, lorsqu’il se met à tenir son premier livre de raison. Comme il était de coutume, le fils héritier entrant dans l’âge adulte recevait de son père, chef de famille, le livre de raison qui l’accompagnerait tout au long de son existence. Cette pratique était donc presque exclusivement masculine. Au total, Claude de Murat nous a laissé quatre livres de raison.


Si dans les toutes premières pages, le jeune scripteur est quelque peu brouillon, il se montre rapidement plus rigoureux, organisé et concis. Ainsi, on peut lire sans difficulté les diverses dépenses effectuées et retranscrites dans une mise en forme similaire aux analyses archivistiques : un objet, une description synthétique avec la date, la somme engagée. Le montant total des dépenses annuelles est indiqué chaque fin d’année et reporté en début de registre.

Un chef de famille généreux...


Au verso d’un des registres (E 1316), Murat inscrit la naissance des huit enfants qu’il a eus avec Françoise Gabrielle Falcoz. La pudeur et le formalisme sont de rigueur. Néanmoins, en parcourant le registre, nombre de dépenses destinées aux enfants laissent percevoir l’amour que leur père leur porte et le soin apporté à leur instruction. Très régulièrement, il leur donne de l’argent pour leurs « menus plaisirs » et pour « se divertir » ; leur offre des « images », des « bales », des « gâteaux », des « pâtés » et autres friandises ; engage des maîtres pour leur apprendre à lire, écrire, compter, jouer du clavecin et danser.

Murat n’en oublie pas son épouse, à qui il offre souvent de riches parures, des produits de toilette et de quoi faire « des empletes ». On comprend surtout l’extrême dépendance des femmes à l’égard de leur époux, gestionnaire des biens du ménage.

Le parlementaire distribue également de l’argent aux pauvres, mendiants, prisonniers et autres personnes. Il s’agit là d’actions de charité, qui vont de pair avec les dons adressés aux gens d’Église, cérémonies religieuses et prières.

Enfin, Murat est fidèle à la coutume des « étraines ». Chaque nouvelle année, son personnel reçoit une carte et de la monnaie. Or ils sont nombreux à servir ce parlementaire fortuné.

… Qui mène un train de vie fastueux


Tenir un livre de raison devient nécessaire lorsque l’on tient un commerce ou que l’on est suffisamment riche pour dépenser (mais pas sans compter !). Ainsi ne se lasse-t-on pas de découvrir la vie opulente de la noblesse du XVIIIᵉ siècle.


Le poste de dépense principal concerne les gages et gratifications. Tout un monde fourmille autour de la famille de M. de Murat pour accomplir des tâches précises : cuisinière, laquais, gouvernantes, nourrices, précepteurs, valets de chambre, cocher, jardinier. On (re)découvre des métiers d’autrefois tels que frotteur (cire le parquet et les meubles), blanchisseuse (lave le linge), charron (répare les transports tirés par un animal), lanternier, doreuse, confiseur (fabrique des conserves), porteur, fourbisseur (polit et monte les armes blanches), etc.

L’alimentation représente aussi une part importante du budget familial. Les « courses » du quotidien ressemble à des repas de fête : truffes, écrevisses, pâtés de caille, ris de veau, faisans, champagne, vins français et étrangers, etc. Si le café, le thé, les épices ou encore l’huile d’olive font partie de notre alimentation quotidienne, ils étaient alors considérés comme des produits de luxe. On s’amuse devant les termes « gruyère », « brie », « mortadele», ou de constater qu’existaient déjà la tradition des dragées pour la confirmation des enfants et la crème glacée, alors appelée « fromage glacé ».

Dans la haute société, l’apparence compte tout autant que la bonne chère et l’on n’économise pas sur la garde-robe, la toilette et les bijoux. Les gens se parent de la perruque aux souliers avec les matières les plus précieuses : satin, « soye », dentelle, taffetas, mousseline, or. De même, le mobilier est fait de dorure, de tenture et bois précieux, quand la vaisselle est de cristal, d’argent, de « fayence » ou gravée.

On pourrait évoquer les dépenses d’hygiène et de santé, parler des « seignées » et des dents arrachées, mais les activités mondaines semblaient d’autant plus attrayantes qu’elles sont plus présentes. Ainsi, à bord de sa breline (entendez berline), M. de Murat se rend à tantôt à la comédie, tantôt à des concerts. Avec ou sans sa femme, il semble régulièrement s’adonner (et perdre) aux jeux ou à la « lotterie », et prendre l’air le temps de « piquenics » ou dans sa maison de campagne. Enfin, les sciences et la littérature ne sont pas absentes, puisque l’achat de livres et même d’un télescope sont notés.

Pour conclure cette présentation où il y aurait encore tant à dire, un petit clin d’œil en forme de mise en abyme : le 18 mars 1726, M. de Murat note qu’il a acheté... un livre de raison !

¹ https://www.nationalgeographic.fr/histoire/comment-le-chocolat-a-fait-fondre-leurope.

² Antoine de Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, 1690.

³ Sylvie Mouysset, Papiers de famille, Introduction à l’étude des livres de raison (France, XVᵉ-XIXᵉ siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 19.

⁴ Archives départementales de l'Isère, cote 9NUM1/AC185/54 - Registre BMS, Grenoble/Saint-Hugues (1697-1701), vue 58.

⁵ Archives départementales de la Drôme, cote E 1613 - Registre BMS, Lens-Lestang (décembre 1756-1772), vue 130

⁶ Titre donné aux présidents de la Grand’Chambre, la chambre la plus importante au sein du Parlement, cour de justice d’appel.

Sources

 

Archives


E 1314-E 1317 Livres de raison de M. de Murat :

  • E 1314 1716-1749.
  • E 1315 1738-1760 (pour la Saône).
  • E 1316 1726-1734.
  • E 1317 1734-1749.


Bibliographie


Sylvie Mouysset, Papiers de famille, Introduction à l’étude des livres de raison (France, XV-XIX siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, 347 p.


Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les Écrits du for privé en France. De la fin du Moyen Âge à 1914, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2014, 317 p.


Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVI au XVIII siècle, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2005, 264 p.


B 3479-1 Dominique Margnat, La vie à crédit d'un parlementaire dauphinois au XVIIsiècle, à partir des livres de comptes de Claude de Murat (1698-1766), mémoire de maîtrise d'histoire, Université Pierre Mendès France - Grenoble 2, juin 1999.

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